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Extrader le général Dallaire au Rwanda pas Bernard Ntuyahaga!

La vérité et la justice ont la peau dure dans la tragédie du Rwanda. Plus de vingt ans après les événements, il est surprenant de constater que la raison, la rigueur et le sérieux restent encore des exceptions dans la gestion politique et judiciaire de tous les dossiers concernant certains Rwandais éternellement présumés coupables. Le cas de Bernard Ntuyahaga, officier des ex-Forces Armées Rwandaises, lors des massacres en 1994, est éloquent. Il est aujourd’hui menacé d’expulsion vers le Rwanda alors qu’il vient de purger une peine de vingt (20) ans de prison en Belgique pour un crime qu’il n’a jamais commis.

Maintenu en centre fermé depuis le mois de juin, sans titre de séjour ni titre d’asile, qu’il a pourtant demandé, la Belgique a finalement pris la décision de l’expédier au Rwanda où il est considéré comme un « génocidaire » et risque la mort. Décidément, vu de Belgique, le droit sous toutes ses formes, est incompatible avec Bernard Ntuyahaga.

Cette affaire est un énorme scandale politico-judiciaire qui devrait faire l’objet de multiples dissertations pour des étudiants en droit pénal européen et en droit pénal international. L’affaire Ntuyahaga est un non sens juridique, un traitement effroyable des droits l’Homme, une irruption de l’irrationnel dans le discours juridique et politique contemporain.
Tout commence lorsque le 7 avril 1994, dix casques bleus belges sont assassinés au camp militaire de Kigali. Le major Bernard Ntuyahaga qui les avait pris dans son car parce qu’ils étaient menacés par des militaires rwandais en furie les a conduit au camp militaire de Kigali, près d’un bureau de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR), où ils furent lynchés par des blessés de guerre qui les suspectaient d’avoir tué le chef de l’Etat rwandais Juvénal Habyarimana. En 1995, les autorités belges lancent un mandat d’arrêt contre Bernard Ntuyahaga sans avoir mené des investigations approfondies sur l’assassinat des dix casques bleus belges.

En 1997 le Sénat belge publie un rapport de plus de 600 pages sans clarifier cette affaire et l’enquête de l’auditorat militaire belge reste très superficielle… Manifestement, les autorités belges ne souhaitent pas en savoir davantage et se contentent d’accusations générales alors qu’un officier togolais de la MINUAR, le capitaine Apedo Kodjo, présent au camp Kigali, a rédigé un rapport circonstancié sur ces faits qui ne seront jamais approfondis. Il apparaît en outre que le commandant de la MINUAR, le général Dallaire, informé de la situation, est personnellement venu à la rencontre du capitaine Apedo et a vu que ses soldats, dont les soldats belges, étaient en danger de mort. Il est reparti sans intervenir comme il le reconnaît lui-même à la page 308 de ses mémoires sur le Rwanda. Les autorités belges ont tenté de mettre sur pied un comité de suivi de ce dossier qui est resté lettre morte.
Entre-temps, angoissé par des rumeurs persistantes sur son éventuelle arrestation, le major Ntuyahaga se rend de son propre chef devant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) en Tanzanie. Le TPIR affirme d’abord ne pas avoir de dossier contre lui puis, sous la pression des dirigeants rwandais, il est arrêté. Le procureur adjoint du TPIR, le Camerounais Bernard Muna, fabrique à la hâte un dossier d’accusation qu’il soumet au ministre de la Justice de Tanzanie. Il prétend avoir « de sérieuses indications qui confirment que ce suspect a participé aux crimes commis en République du Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ». Il sera placé en détention provisoire au TPIR et pendant qu’il y est, le gouvernement belge, par amicus curiae, adresse une requête au TPIR, pour obtenir le retrait de l’acte d’accusation et faire juger Bernard Nutyahaga à Bruxelles. Pourquoi vouloir juger un suspect devant une juridiction nationale alors qu’il est devant une juridiction internationale compétente ?
Le procureur de la cour d’Appel de Bruxelles, M. Van Oudenhove, vient en renfort d’arguments du gouvernement belge. Objectif : arracher le dessaisissement du TPIR et permettre à la justice belge de s’emparer du dossier Ntuyahaga.

Pendant que la Belgique s’acharne donc à obtenir la tête de l’officier rwandais, le Rwanda de Paul Kagame lance à son tour un mandat d’arrêt contre le même homme pour « crimes de génocide et crime contre l’humanité ». L’auditeur militaire Andrew Rwigamba, qui signe le mandat d’arrêt le 19 mars 1999, demande immédiatement l’extradition de M. Ntuyahaga au Rwanda. Deux jours après, le ministre rwandais des Affaires étrangères, Amri Sued, écrit deux jours après aux autorités tanzaniennes pour obtenir l’extradition de M. Ntuyahaga. Il est est donc demandé en même temps et avec insistance par la Belgique et par le Rwanda pour être jugé en Belgique et au Rwanda. A en croire toute cette agitation autour de l’officier rwandais, on pourrait croire qu’il est l’auteur principal ou au moins l’architecte des massacres de 1994 au Rwanda.

A l’opposé de ce harcèlement judiciaire et contre toute attente, le procureur du TPIR Carla Del Ponte signe un sauf-conduit relaxant Bernard Ntuyaha « en l’absence de toute charge contre lui ». Ce document déstabilise les accusations du Rwanda et de la Belgique et permet au relaxé de se déplacer librement pendant quinze jours « sans entrave dans tout pays ». M. Ntuyahaga est enfin libre mais pas pour longtemps.

Le même jour, il est arrêté par la police tanzanienne en violation de son sauf-conduit. Cette fois, ce n’est plus pour l’assassinat des casques bleus belges. La police tanzanienne lui reproche un séjour irrégulier en Tanzanie alors qu’il bénéficie de quinze jours d’immunité du TPIR grâce à son sauf-conduit. Une fois en prison, le motif de séjour irrégulier est vite abandonné. Il apprend qu’il est arrêté pour son implication dans l’assassinat des dix casques bleus belges. Il passe cinq ans en prison en Tanzanie sans que les raisons de son incarcération soient clairement établies. Pas d’indignation internationale, pas de réaction d’associations des droit de l’Homme, rien !

Finalement, les autorités belges décident de mener une ultime négociation avec les autorités tanzaniennes et font croire à Bernard Ntuyahaga qu’il peut se rendre en Belgique pour témoigner dans le procès de l’assassinat des dix casques bleus qui doit s’ouvrir à Bruxelles.
A son arrivée en Belgique, l’officier rwandais est accueilli par un impressionnant parterre de journalistes rassemblés à l’aéroport.
Contrairement à ce qui lui avait été annoncé au départ de la Tanzanie par les autorités belges, ce n’est pas un témoin mais « l’assassin des dix casques bleus belges » qui est assailli par les paparazzi à sa descente d’avion. La manœuvre est parfaite. L’opinion publique belge est gavée d’accusations sur ce « génocidaire » qui aurait envoyé les soldats belge à l’abattoir. Celui qui a été relaxé par le TPIR est, en l’espace d’un vol Dar-es-Salaam-Bruxelles, devenu « assassin ».
Au terme d’un procès-spectacle, l’officier rwandais est condamné à vingt ans de réclusion. Après avoir purgé sa peine, alors que sa famille vit au Danemark, la Belgique refuse de le libérer afin qu’il recouvre sa totale liberté et partage le temps qui lui reste à vivre avec sa femme et ses enfants. Les autorité belge considèrent que Benard Ntuyahaga est en situation irrégulière sur le territoire belge et par conséquent, il doit être expulsé au Rwanda. Après avoir épuisé tous les recours internes, son avocate saisit, dans un courrier du 28 novembre 2018 et au titre de l’article 39 de son règlement, la Cour Européenne des droits de l’Homme. Elle demande à la cour d’empêcher l’expulsion de Bernard Ntuyahaga vers le Rwanda où sévit depuis vingt quatre ans une implacable et sanglante dictature. La Cour Européenne des droits de l’Homme s’empare du dossier et répond immédiatement en exigeant dans sa lettre du 29 novembre que le gouvernement belge précise deux choses :
1- des assurances prouvant que les autorités rwandaises ne risquent pas de porter atteinte à l’intégrité physique de M. Ntuyahaga ;
2- le résultat obtenu à la suite des démarches initiées par le gouvernement belge auprès des dirigeants rwandais.

Au vu des excellents rapports que Bruxelles entretient avec Kigali, au lieu de poser des questions et d’attendre les réponses, le directeur général de l’office des étrangers, Freddy Roosemont, agissant au nom du secrétaire d’état belge, Théo Francken, se lance dans un coaching en règle de l’ambassadeur du Rwanda à Bruxelles. Il lui indique clairement dans sa lettre du 3 décembre 2018 la façon de répondre à la demande de la Cour Européenne des droits de l’Homme : « je me permets de vous informer du suivi de la procédure concernant le ressortissant rwandais Bernard Ntuyahaga. Celui-ci a introduit une requête en extrême urgence devant la Cour Européenne des droits de l’Homme le 29 novembre 2018. Ce 29 novembre 2018, la Cour a décidé, dans l’intérêt des parties et du bon fonctionnement de la procédure, de ne pas renvoyer M. Ntuyahaga avant le 6 décembre. De plus, la cour invite l’État belge à répondre à plusieurs questions, et à fournir des renseignements sur les assurances diplomatiques de la part des autorités rwandaises quant au sort réservé au requérant après son éloignement. Il y a lieu d’apporter toutes les garanties qu’aucun traitement inhumain ou dégradant ne sera infligé à M. Ntuyahaga à son arrivée au Rwanda, conformément à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Les risques d’un tel traitement doivent être totalement écartés. Je vous serais très reconnaissant de bien vouloir me faire parvenir un document écrit attestant de ces garanties de la part des autorités rwandaises ».

Dans un courrier du 5 décembre 2018, l’ambassadeur du Rwanda à Bruxelles, Rugira Amandin, répond à son interlocuteur belge qui a pris soin de donner à la dictature du Rwanda de judicieux conseils : « Après consultations avec M. le ministre de la justice et Garde des sceaux de la République du Rwanda, j’ai l’honneur de vous assurer que le Rwanda est un pays de droit où les droits et les libertés de ses concitoyens sont scrupuleusement respectés, par conséquent ceux de M. Ntuyahaga le seront également ».

Au vu de ce qui précède, non seulement les autorités belges n’ont pas pris la peine de saisir en amont les autorités rwandaises pour avoir leur avis -qui était manifestement déjà connu-, puisque c’est la requête de l’avocate de Ntuyahaga qui va permettre de procéder à cette régularisation administrative précipitée de dernière minute. Mais en plus, la Belgique sachant bien que cette réponse de Kigali est nulle puisque c’est le secrétaire d’État belge qui donne « bénévolement » ce conseil, qui peut croire que Ntuyahaga, que Kigali voulais juger pour « génocide » en 1999 sera le bienvenu ou en sécurité au Rwanda ? Dans ce dossier, la Belgique n’a pas une attitude digne et honorable comme dans d’autres concernant le Rwanda. Il va falloir enfin, plus de vingt ans après la tragédie rwandaise, retrouver la raison, la rigueur et la rationalité juridiques qui ont permis à beaucoup de juristes belges et africains d’apprécier la qualité de la formation que beaucoup ont reçue dans les universités et les institutions belges.
J’ai été appelé à témoigner personnellement dans le procès de Bernard Ntuyahaga à la cour d’assises de Bruxelles, pas une seule question ne m’a été posé à son sujet alors que j’avais tous les documents sur les manipulations et les mensonges orchestrés contre lui. Il me reste aujourd’hui un seul témoignage sur cette affaire rocambolesque que je relis sans cesse, c’est bien celui du juge sénégalais Laïty Kama, qui avait traité le dossier de Bernard Ntuyahaga devant le TPIR.

Interrogé en 2000, il affirmait : « C’est l’affaire Bernard Ntuyahaga. L’histoire d’un ancien officier que j’ai eu moi-même à juger, puisqu’il était déféré devant la chambre que je présidais. Ntuyahaga était poursuivi par le Procureur, à un moment, celui-ci a cru bon de retirer l’acte d’accusation. Comme les débats l’ont prouvé, nous avons pensé au départ que c’était dans le but de le remettre aux autorités belges, parce qu’il faisait l’objet d’une instruction de la part de la Belgique. Parce que, entre autres, Ntuyahaga était accusé d’être l’auteur, ou en tout cas le complice de l’assassinat des dix casques bleus belges. J’ai dit au Procureur : ”c’est votre droit, votre ordre d’interpellation, si vous le retirez quelle sera donc la justification pour maintenir ce monsieur en prison ? Vous retirez l’acte d’accusation, on met la personne en liberté, c’est du droit pur”. Le Procureur a fait du forcing, nous l’avons mis en liberté.
L’histoire maintenant est devenue politique, je ne sais plus ce qui s’est passé entre le Procureur, la Belgique et la Tanzanie, qui l’a remis en prison officiellement pour y être entré sur son territoire sans visa ! Peu de temps après, le Procureur général rwandais Ama Munici a réuni des preuves contre lui et les a déposées à Arusha. J’ai fait mon travail en âme et conscience ».

Il faut reconnaître que tout a été fait pour briser cet homme mais il est toujours debout, silencieux, digne, tutoyant l’injustice, le harcèlement et le mensonge. Jusqu’où ira-t-on avec la falsification de l’histoire de la tragédie rwandaise et avec des accommodements avec le droit ? Il faut croire que l’action de la Belgique procède d’abord d’une volonté de satisfaire les autorités rwandaises qui harcèlent, elles aussi, Bernard Ntuyahaga depuis 1999. Dans ces conditions, ce dossier ne relève plus du droit mais de la cuisine politicienne belgo-rwandaise où l’on fraternise allègrement avec la dissimulation et le faux plutôt qu’avec le vrai et la justice.

Charles ONANA
Chercheur et docteur en science politique

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