Le 14 Décembre 2018
Son Excellence Monsieur le Président
Yoweri Kaguta Museveni
République d’Ouganda
State House, Entebbe
P. O. Box 25497,
Kampala,
UGANDA.
Son Excellence Monsieur le Président,
Il y a deux jours, j’ai aperçu votre lettre du 8 décembre 2018 au Président Pierre Nkurunziza. Un peu auparavant, j’étais également tombé sur la lettre du Président Nkurunziza vous adressée, en votre
qualité de Président du Dialogue régional inter-Burundais. J’ai été surpris de constater comment ces jours-ci des affaires d’Etat et diplomatiques délicates sont conduites et facilement divulguées au
public.
Néanmoins, les deux lettres, rédigées sans doute avec un grain de candeur par deux chefs d’État africains en exercice de pays membres de la Communauté de l’Afrique de l’Est, révèlent tout autant dans ce qu’elles disent ou ne disent pas, l’état des affaires intérieures et régionales ainsi que l’état d’esprit des auteurs.
Je vous écris en tant qu’Africain et citoyen rwandais vivant en exil. J’ai l’intention d’être tout aussi franc et me permettrais d’être en désaccord avec vous sur un certain nombre de points soulevés dans votre lettre. Mon commentaire sera naturellement concis, car il faudrait plus d’espace qu’une lettre pour donner un commentaire plus exhaustif.
L’HISTOIRE CONTESTÉE DU BURUNDI
Puisque vous dites que vous évoluez dans la révolution depuis 53 ans, vous comprenez probablement que l’histoire du Burundi ne commence pas avec l’assassinat du prince Rwagasore en 1961. Ce que vous décrivez à juste titre comme le «problème chronique» du Burundi remonte en effet à plusieurs
siècles, caractérisés pour la grande partie de cette histoire complexe par le monopole du pouvoir par des Tutsis. Depuis 1966, les régimes militaires successifs au sein de ce monopole général tutsi (Micombero, Bagaza, Buyoya) consistaient donc principalement à préserver l’ancien ordre par d’autres moyens. Votre affirmation selon laquelle ce monopole du pouvoir tutsi au Burundi était une
réaction à la Révolution hutu du Rwanda de 1959, aux meurtres et à l’exil consécutifs de Tutsi rwandais, tout en étant un facteur possible, ignore des faits historiques de longue date.
La montée de la résistance des Hutu contre ce monopole tutsi, illustrée entre autres par le CNDD FDD dans les années 90, a constitué la principale pression qui a provoqué la nécessité et la dynamique du règlement négocié et pacifique d’Arusha. Certes, le leadership de Mwalimu Nyerere qui, visiblement dans nos jours a laissé un vide, a impulsé la sagesse appropriée de conduire un processus complexe dans le cadre de l’Accord de paix d’Arusha de 2000. Il n’est pas correct de minimiser le rôle de la résistance des Hutu en général, du CNDD-FDD en particulier, pour forcer le
Gouvernement Buyoya à s’asseoir à la table des négociations. Les narguer pour le fait qu’ils n’ont pas dû recourir à la force militaire pour capturer la capitale burundaise, Bujumbura, en dit long sur votre compréhension plutôt militariste d’un changement révolutionnaire. Tous les changements de l’histoire ne découlent pas nécessairement d’une victoire militaire absolue, encore moins que des victoires militaires ne se traduisent pas non plus en démocratie durable et en sécurité pour tous. Je suis surpris que dans votre analyse, vous avez délibérément décidé de ne pas mentionner deux événements tragiques qui ont marqué l’histoire récente du Burundi. Le premier est le génocide commis contre les
Hutu en 1972 et le second est l’assassinat de Melchior Ndadaye, le premier Président du Burundi.
Hutu élu démocratiquement, en 1993. Ces deux crimes ont été commis par des éléments militaires Tutsi au pouvoir.
L’HISTOIRE TRAGIQUE DU RWANDA
En tant que connaisseur de l’histoire de l’Afrique inter-lacustre, vous avez manqué un point important du fil historique rwandais. Jusqu’à la Révolution Hutu de 1959, le royaume du Rwanda était une monarchie centenaire au sommet de laquelle se trouvait un roi Tutsi. Comme au Burundi, – avec ses différences spécifiques dans les relations complexes entre Hutu, Tutsi et Twa -, la domination coloniale belge a accentué les distinctions, les contradictions et les divisions entre et parmi les identités ethniques. Je présume que vous ne contestez pas le fait historique que la population Hutu se trouvait tout en bas de la pyramide socio-économique et politique. L’émergence de la conscience Hutu, même si elle a un caractère ethnique, constitue un développement légitime contre une injustice
historique. Que les Belges aient manipulé ces identités de manière opportuniste, dans des alliances changeantes, relève simplement de la nature de toute entreprise coloniale. Le Président Grégoire Kayibanda et ses compagnons Hutu, se sont levés pour conduire la révolution, mettre fin à la domination monarchique et présider la nouvelle république rwandaise. Il s’agit d’une réalisation historique incontestable. Le réduire à un réactionnaire au service des Belges relève d’un jugement dommageable. Il n’a pas réussi certes, à créer une conscience rwandaise, à conduire tout le peuple et à s’extraire lui-même des contingences de son temps. Mais l’histoire ne montre-t-elle pas que des révolutionnaires d’hier peuvent facilement devenir des réactionnaires d’aujourd’hui et de demain!
DE LA COMMUNAUTÉ DE L’AFRIQUE DE L’EST COMME GARANT DU PROCESSUS
Vous soutenez que, dans la mesure où la Communauté de l’Afrique de l’Est était l’architecte, le médiateur et le garant du processus de paix au Burundi, elle doit toujours avoir son mot à dire sur la manière dont le Burundi devrait être gouverné. Le Président Nkurunziza a une opinion différente sur
ce point, soulignant que le processus devrait être contrôlé par le pays et conduit par le Burundi luimême, sans pour autant exclure le rôle complémentaire de la Région et de la communauté internationale. Qu’il soit entendu tout d’abord que ni vous, Monsieur le Président, ni n’importe quel autre dirigeant de la région de l’Afrique de l’Est, ou de n’importe où dans le monde, ne voudrait que les garants aient une présence permanente dans sa propre maison. La justification, la comparaison avec les forces américaines et britanniques en Allemagne et au Japon ne constituent pas un argument de
poids. L’Allemagne et le Japon ont été vaincus par les Puissances alliées. Les vainqueurs avaient alors toutes les raisons d’occuper les territoires des vaincus pour dissuader toute future réémergence de l’Allemagne et du Japon en tant que puissances militaires. Il est à constater que des décennies plus tard, cependant, les États-Unis et la Grande-Bretagne ne déterminent pas comment l’Allemagne et le Japon doivent être gouvernés.
Pour garantir la paix, les garants doivent remplir certains critères. La neutralité, l’impartialité et l’autorité morale constituent les qualités essentielles. Avant tout, le principe de « ne pas chercher à nuire » est indispensable. Les acteurs nationaux, ainsi que les acteurs régionaux, doivent s’efforcer d’être mutuellement responsables, ouverts et transparents. Toute tentative de manipulation de n’importe quel côté qu’elle vienne sera toujours contre-productive. Cela devient d’autant plus compliqué quand des acteurs nationaux dans un pays ont joué historiquement des rôles biaisés,
favorisant certains autres acteurs nationaux dans un autre pays. Pouvez-vous imaginer un instant, Monsieur le Président, que vous pouvez être considéré comme un acteur objectif et impartial au Rwanda, au Sud-Soudan et en République démocratique du Congo, où vous avez dépensé tant de temps et de moyens?
Le Président Nkurunziza a soulevé un point important pour la crédibilité de la Communauté de l’Afrique de l’Est en tant que garant des processus de paix dans la région. Son gouvernement a fait l’objet d’une tentative de coup d’État en 2015. Le fait que le Rwanda était très impliqué dans la planification et le soutien de la tentative manquée est un secret de polichinelle. Les agents du renseignement militaire rwandais s’en vantent. Le Rwanda a-t-il été tenu responsable des dommages
qu’il a causés (et continue de causer) à un État frère de la Communauté régionale? Si non pourquoi? Les peuples des Etats de l’Afrique de l’Est et les Puissances étrangères que vous décriez ne prendront pas au sérieux la Communauté de l’Afrique de l’Est dans de telles conditions.
LE RWANDA SOUS LE PRESIDENT PAUL KAGAME
Je me souviens très bien d’une remarque que vous m’aviez faite en 1995 lors d’une des nombreuses rencontres que j’avais eues avec vous, à savoir que « Abanyarwanda bari treacherous (les Rwandais étaient perfides». Plus tard, dans une lettre que vous avez écrite en 2001 à Claire Short, alors ministre britannique du développement international, vous décriviez le FPR comme étant en faillite idéologique. En Afrique orientale et en Afrique en général, il est frappant de noter que la perfidie et la faillite idéologique sont des traits caractéristiques courants des élites au pouvoir, et non des peuples africains. Je connais beaucoup le FPR et le Président Paul Kagame. J’ai exercé les fonctions de secrétaire général du FPR, représenté le gouvernement rwandais en tant qu’ambassadeur aux ÉtatsUnis et ai été pendant un certain temps le Directeur de cabinet du Président Kagame.
Dans votre lettre, vous faites remarquer en passant que vous ne pouvez pas parler pour le Président Kagame. Pourtant, vous le connaissez si bien. Parmi toutes les personnes, c’est vous qui connaissez
le mieux ses débuts en tant que militaire et officier du renseignement dans l’Armée de résistance nationale (NRA) en Ouganda. Je me demande si son caractère réactionnaire et ultra-violent, était déjà apparent dans le triangle de Luwero, comme cela est devenu un trait distinctif de son comportement
dans sa conduite du FPR depuis 1990 et du Rwanda depuis 1994.
Vous savez autant que moi que le Président Paul Kagame vous a confirmé personnellement qu’il était l’auteur de l’attentat de l’avion dans lequel le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et le Président du Burundi, Cyprien Ntaryamira, ont été tués de retour de la rencontre des chefs d’Etat des pays de l’Afrique de l’Est à Dar es-Salaam le 6 avril 1994. Cet attentat constitue la gâchette qui a fait dérailler l’Accord de paix d’Arusha. Il est aussi à l’origine du déclenchement du génocide et de la prise
du pouvoir par le FPR. Permettez-moi de vous rappeler, Monsieur le Président, que la Tanzanie en tant que facilitateur et vous tous, chefs d’Etat de l’Afrique de l’Est, étiez garants du processus de paix rwandais. Deux chefs d’État africains ont été assassinés par un signataire d’un Accord de paix.
L’Afrique de l’Est, l’Union africaine et les Nations Unies n’ont jamais appelé à une enquête sur cet assassinat afin de tenir les auteurs de ce crime responsables de leurs actes. Si cela ne constitue pas une trahison du peuple rwandais et burundais par les chefs d’Etat de l’Afrique de l’Est en tant que
garant, qu’est-ce? Dans le cas du Burundi, c’était la deuxième fois en moins d’un an que deux Présidents hutu étaient assassinés par des éléments tutsi du Burundi et du Rwanda. Etes-vous alors surpris que la politique au Rwanda soit un jeu à somme nulle où les gagnants se hissent au pouvoir
violemment, maintiennent le pouvoir violemment et le perdent violemment? Pour le moment, le monopole du pouvoir par des Tutsi au Rwanda est une reproduction de la marginalisation des Hutu d’avant 1959. La situation au Burundi constitue son parallèle parfait.
Dans votre lettre, vous expliquez qu’il existe une différence entre les Interahamwe qui ont commis le génocide contre les Tutsi et les putschistes. Vous avez raison de souligner cela. Cependant, vous ne
pouvez pas rester silencieux sur les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les possibles actes de génocide que les services de renseignement et l’armée du Président Kagame ont commis contre les Hutu au Rwanda et en République Démocratique du Congo. Vous ne pouvez pas vous taire
sur les millions de Congolais qui ont péri des interventions militaires prédatrices du Rwanda et de l’Ouganda dans ce pays.
Les services de renseignement du Président Kagame ont été impliqués dans la planification et l’assassinat du Président Laurent Kabila le 16 janvier 2001. Vous vous rappelez que Vous et le Président Kagame avez parrainé et installé le Président Kabila au pouvoir le 17 mai 1997. Encore une fois, l’Afrique de l’Est, l’Union africaine, et les Nations Unies n’ont jamais demandé ou mené d’enquête pour tenir le Président Kagame responsable de ce nième crime contre un chef d’Etat. Lorsque des
acteurs étatiques utilisent les mêmes méthodes criminelles que des acteurs non étatiques pour abattre des avions, assassiner des opposants, tuer et mutiler des femmes et des enfants, ils devraient, à mon humble avis, être qualifiés de terroristes.
IMPERIALISME, PROSPERITE ET SECURITE STRATEGIQUE DE L’AFRIQUE
Vous dites que le principal problème de l’Afrique est l’impérialisme. Certes, l’héritage de l’impérialisme occidental a eu un impact négatif durable sur le développement de l’Afrique. Cependant, le principal problème de l’Afrique, près de six décennies après l’indépendance politique, est interne. Sinon,
comment expliquer les guerres civiles meurtrières, les violations des droits de l’homme, les génocides, les déplacements massifs de réfugiés et de personnes déplacées dans leur propre pays, l’industrie
juteux des actions de maintien de la paix, la misère économique, la dépendance à l’égard de l’aide étrangère, le manque de respect du droit, les exclusions politiques et la cascade de crises institutionnelles imposées par les tyrans locaux qui règnent indéfiniment par la coercition?
Ce sont ces faiblesses internes qui sont exploitées par tous les étrangers opportunistes, qu’ils soient impérialistes
d’hier, d’aujourd’hui ou de demain. La rhétorique de la dénonciation de l’impérialisme qui était à la mode hier sonne de plus en plus creux aujourd’hui. Certains membres de l’élite dirigeante africaine deviennent volontiers des outils de l’impérialisme contre les intérêts de leur propre peuple en échange de l’aumône et de l’assurance qu’ils ne rendront jamais compte de leurs forfaits. C’est là le véritable
danger pour la quête de prospérité et de sécurité stratégique de l’Afrique.
LEADERSHIP ET MANAGEMENT
Dans votre phrase de conclusion, vous écrivez:
« Compte tenu de l’histoire complexe de nos pays (Ouganda, Rwanda, Burundi, Kenya, Soudan du Sud, etc.), nous devons, parfois, faire preuve de souplesse dans la gestion de ces situations simples mais qui deviennent compliquées à cause de la mauvaise gestion (mots mis en italique par moi même) ».
Les histoires politiques tourmentées de nos pays, parce qu’elles ont été tragiques et ont duré dans le temps, continuent de laisser des larmes, du sang et des souffrances humaines persistantes. Il existe des traumatismes qui traversent des décennies, des frontières nationales, des communautés et des
générations. Ce ne sont donc pas des situations simples à gérer par des technocrates dotés des dernières connaissances et compétences issues des disciplines de la gestion. Ce n’est pas une
question de marchés, de ventes et d’achats, aussi importants soient-ils. Il s’agit de la dignité et des droits des personnes. Il s’agit de panser les plaies aux différents niveaux individuel, familial, communautaire, national et régional.
Le véritable et urgent appel des dirigeants de l’Afrique de l’Est est de ne pas nuire, mais d’aider l’ensemble de la société à guérir, d’imaginer et de co-créer des communautés d’intérêts partagés au niveau national, de faciliter les liens transfrontaliers régionaux fondés sur les personnes et de créer
l’Afrique des ponts avec le monde et avec le futur. C’est le cœur de la construction de la prospérité durable et de la sécurité stratégique de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique.
Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.
Dr. Theogene Rudasingwa
Washington D.C.
Etats Unis d’Amérique
Contact : ngombwa@gmail.com
Copie pour information à :
1. S.E. Monsieur le Président Pierre Nkurunziza, la République Burundaise
2. S.E. Monsieur le Président Uhuru Kenyatta, la République du Kenya
3. S.E. le Président Dr. John Pombe Joseph Magufuri, la République Unie de Tanzanie
4. S.E. Monsieur le Président Paul Kagame, la République Rwandaise
5. S.E. Monsieur le Président Salva Kirr Mayardit, la République du Sud Soudan
6. S.E. Monsieur le Président Cyril Ramaphosa, la République d’Afrique du Sud
7. S.E. Monsieur le Président Joseph Kabila, la République Démocratique du Congo
FRENCH TRANSLATION OF DR THEOGENE RUDASINGWA’S LETTER TO PRESIDENT MUSEVENI