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Les assassinats d’opposants rwandais inquiètent les Etats-Unis « au plus haut point »

Le président rwandais, Paul Kagamé, en février 2012, à Rome.
Le président rwandais, Paul Kagamé, en février 2012, à Rome. | AFP/TIZIANA FABI

Alors que doit être commémoré, à partir d’avril, le vingtième anniversaire du génocide des Tutsi au Rwanda, les Etats-Unis haussent le ton à l’égard du régime de Paul Kagamé comme jamais ils ne l’ont fait depuis cette tragédie. Washington est « préoccupé par la succession de ce qui semble être des meurtres à mobiles politiques d’exilés rwandais influents », a déclaré jeudi 16 janvier Jen Psaki.

La porte-parole du département d’Etat ne s’est pas contentée de cette remarque insistante et inédite, consécutive au meurtre, le 1er janvier en Afrique du Sud, du colonel Patrick Karegeya. Cet ancien proche de M. Kagamé et chef des services secrets rwandais est devenu un farouche opposant de son régime. « Les récentes déclarations du président Kagamé à propos des “conséquences” pour ceux qui trahissent le Rwanda nous inquiètent au plus haut point », a poursuivi Mme Psaki.

 

Deux semaines après la découverte du meurtre commis à Johannesburg et attribué au régime de Kigali par l’opposition, le chef de l’Etat rwandais avait averti, en une claire allusion au sort de M. Karageya, mais sans le nommer : « La trahison a des conséquences. Quiconque trahit notre cause ou souhaite du mal à notre peuple deviendra une victime. » Qui donc a tué Patrick Karegeya ? M. Kagamé enfonce le clou dans le dernier numéro de l’hebdomadaire Jeune Afrique : « Le terrorisme a un prix, la trahison a un prix, déclare-t-il. On est tué comme on a soi-même tué. Chacun a la mort qu’il mérite. »

 

« GÉRER LES GÉNÉRAUX EN INSTILLANT LA PEUR »

 

Le président reproche à ses opposants de chercher à parasiter l’anniversaire du génocide et les accuse de préparer des « actes terroristes ». Il est vrai qu’en août 2010, au lendemain de la réélection pour sept ans de Paul Kagamé émaillée d’attentats à la grenade à Kigali, le colonel aujourd’hui éliminé avait déclaré : « Le changement ne peut pas venir par l’élection, mais par des moyens violents. » Mis au ban du régime en 2004 après une décennie à la tête des services secrets,emprisonné puis exilé en 2006, le colonel Karegeya, cofondateur du Rwanda National Congress (opposition), n’est pas le premier haut responsable tutsi, fidèle du président, rival potentiel et détenteur de secrets d’Etat, à être mis à l’écart.

 

En 2010, des tireurs avaient tenté, en vain, de tuer le général dissident Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise et grand rival de Paul Kagamé, lui aussi exilé à Johannesburg. Ces cibles ont en commun d’être, comme le président, des Tutsi anglophones nés durant l’exil de leurs familles en Ouganda. Ils ont dirigé l’offensive qui, partie de ce pays, a envahi le Rwanda, mis fin en 1994 au génocide des Tutsi et conduit M. Kagamé au pouvoir.

 

Quatre jours avant d’être tué, probablement pas strangulation, Patrick Karegeya avait adressé à un groupe religieux basé aux Etats-Unis une lettre terriblement accusatrice : « Jamais depuis l’époque d’Idi Amin [le dictateur sanguinaire au pouvoir en Ouganda entre 1971 et 1979] les services de sécurité d’un Etat n’ont terrorisé un pays à un degré où ceux du Rwanda répandent la peur et la terreur sur les citoyen de ce pays », a-t-il écrit le 28 décembre. Charles Rwomushana, un analyste ougandais indépendant cité par l’agence Associated Press, va dans le même sens : Paul Kagamé, dit-il, veut « gérer les généraux en instillant la peur » car il souhaite se reposer sur « une nouvelle génération » d’officiers n’ayant aucun lien direct avec la rébellion qui l’a conduit au pouvoir.

 

L’éviction, en 2013, de l’influent ministre de la justice Tharcisse Karugarama, hostile à un troisième mandat du président que l’actuelle Constitution n’autorise pas, semble participer de cette même stratégie. Ce contexte tendu peut expliquer le crescendo de la critique américaine d’un régime dont les réels succès économiques, sociaux et sécuritaires ont longtemps justifié les faveurs de Washington. Longtemps, la culpabilité née de la cécité et de l’inaction occidentales au moment du génocide de 1994, culpabilité que le régime sait parfaitement exploiter, a étouffé toute velléité de reproche.

 

TENSIONS RAVIVÉES AVANT LE 20e ANNIVERSAIRE DU GÉNOCIDE

 

En 2010, après l’assassinat et l’arrestation de plusieurs chefs de l’opposition,Washington avait stigmatisé « une série d’actions inquiétantes (…) qui constituent des tentatives de restreindre la liberté d’expression ». En juillet 2013, après la publication d’un rapport de Human Rights Watch décrivant la coopération de Kigali avec les rebelles du mouvement M23 en République démocratique du Congo, les Etats-Unis avaient haussé le ton en « exigeant que le Rwanda mette fin immédiatement à toute forme d’aide » à ce mouvement.

 

Conséquence, le M23, instrumentalisé par le Rwanda pour contrôler les richesses de son voisin congolais, a été vaincu militairement par les forces armées de la RDC en novembre. Face à ces contentieux, les autorités de Kigali ont toujours manié la rhétorique anti-impérialiste. Paul Kagamé dit aujourd’hui ne pas accepter la logique selon laquelle « seules les grandes puissances ont le droit et l’intelligence de dire qui est terroriste et qui ne l’est pas ». Et un représentant du Rwanda à l’ONU a invité les Etats-Unis à « s’occuper d’Al-Qaida et [à] laisser les Rwandais s’inquiéter du terrorisme auquel ils font face ».

 

A l’été 2012, Washington avait gelé sa modeste assistance militaire – 200 000 dollars annuels (147 000 euros) – pour cause de recrutement d’enfants-soldats dans les rangs du M23. A la fin 2012, Londres, autre grand allié du régime Kagamé, a annoncé le gel de son aide budgétaire. L’approche de l’anniversaire du génocide, qui va braquer l’attention du monde entier sur ce petit pays, pourrait raviver les tensions. Les opposants sont dénoncés non seulement comme des « terroristes » mais comme des « révisionnistes » désireux de jeter le trouble sur la mémoire des massacres qui, en cent jours, d’avril à juillet 1994, ont causé la mort de 800 000 personnes, des Tutsi pour l’essentiel.

 

Philippe Bernard

Journaliste au Monde

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